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L'islam et le réveil arabe

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INTRODUCTION

Il n’est jamais facile d’analyser les situations à chaud, au moment où les événements se déroulent, alors que demeurent tant d’incertitudes sur la compréhension des causes, des faits eux-mêmes et de l’avenir. Cet ouvrage ne prétend pas révéler des secrets, dévoiler des stratégies plus ou moins bien intentionnées ou encore prédire l’avenir. Ce serait folie, ce serait prétentieux, ce serait vain et inutile.

À l’heure où l’on parle de « printemps arabe », de « révolutions » et de « bouleversements » en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (Anmo), nous avons voulu revenir sur les faits, étudier les réalités et tenter de mettre en avant quelques enseignements pour le monde arabe et les sociétés majoritairement musulmanes elles-mêmes, mais également pour les observateurs de ces évolutions si étonnantes, si inattendues.

Que s’est-il donc passé en Tunisie et en Égypte, que se passe-t-il plus largement dans les deux régions constituant l’Anmo, pourquoi maintenant ? Telles sont les premières questions qui nous viennent à l’esprit et qu’il faut aborder en réétudiant le passé récent, les acteurs en présence, de même que les données politiques, géostratégiques et économiques. Seule une lecture holistique, comprenant ces trois dimensions, sera à même de nous donner quelques clés de compréhension. Face à l’ampleur du séisme qui secoue les pays arabes, une telle étude est impérative, si l’on veut évaluer les enjeux et accompagner ces sociétés vers la liberté, la démocratisation et l’autonomie économique.

Il nous est apparu nécessaire de nommer, ou plutôt de refuser de nommer trop vite les soulèvements arabes. Nous ne savons pas de quoi il s’agit exactement ni quels seront les résultats concrets de ces mouvements de masse non violents et transnationaux. Avec le monde, nous nous sommes réjouis et nous avons célébré la fin des dictateurs et de leur régime, mais à la suite de l’analyse des faits et d’un certain nombre de données objectives, nous exprimons un optimisme prudent et lucide. L’Histoire récente n’a pas encore fini de nous livrer ses secrets : nos analyses n’ont pas fini d’être revues, affinées et peut-être contestées

Ces soulèvements ne viennent pas de nulle part. Depuis 2003, avec de plus en plus de force, on entendait parler de la nécessaire démocratisation des pays de l’Anmo. Le président George W. Bush ne justifiait pas autrement l’intervention en Iraq, annonçant un programme plus vaste pour toute la région. Dès 2004, des séminaires de formation à la mobilisation non violente (dans la droite ligne de celle qui avait permis de faire chuter Milošević en 2000) sont offerts à de jeunes cyberdissidents de l’Anmo. En Serbie, dans le Caucase, en Europe de l’Est ou aux États-Unis, des institutions financées par l’administration américaine et/ou par de grandes compagnies privées (telles que Google), des conférences, des séminaires et des réseaux sont créés afin d’octroyer à de jeunes cadres des formations relatives, notamment, à la maîtrise des divers outils Internet et des réseaux sociaux (type Facebook ou Twitter).

Ces faits sont connus et ont été rapportés par les institutions formatrices ou les acteurs eux-mêmes, comme par la presse. Ils confirment une réalité : les gouvernements occidentaux connaissaient – et finançaient – ces formations, alors que les gouvernements de Tunisie, d’Égypte ou d’ailleurs en avaient également connaissance, puisque certains des cyberdissidents ont été interpellés et arrêtés à leur retour de formation, comme ce fut le cas en Égypte dès 2008. Ces faits sont tenaces ; il faut les étudier et les mettre en perspective si l’on veut avoir une meilleure compréhension des dynamiques et des enjeux.

Est-ce à dire, comme le pensent certains, que ces mouvements sont manipulés et que tout, au fond, est aux mains de « l’Occident », des États-Unis et de l’Europe ? Nous ne le pensons pas. Il y a loin entre déterminer ce qui était connu, contrôlé et parfois planifié, et conclure que les potentialités de l’Histoire se limitent aux tentatives de mainmise sur les événements. Il apparaît certes clairement que les États-Unis et l’Europe avaient décidé de changer de politique dans les deux régions. Soutenir inconditionnellement des dictateurs (désormais en fin de règne) et des régimes corrompus ne pouvait plus être viable ni efficace dans la perspective, en sus, de l’émergence de nouveaux acteurs politiques et économiques de poids tels que la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil, voire la Turquie et le Venezuela. Une réforme s’imposait. Impossibles à contrôler, cependant, était l’étendue que prendrait le phénomène et la somme de sacrifices que les peuples étaient prêts à assumer pour recouvrer leur liberté.

Les mobilisations tunisiennes, puis égyptiennes – cette effervescence qui fleurissait sur la place de la Libération (midan at-Tahrir) – ont libéré des forces et des énergies insoupçonnées. Au Yémen, en Syrie, en Libye, au Maroc, à Bahreïn, des femmes et des hommes ont montré que, si l’instrumentalisation était parfois possible, le contrôle absolu des mouvements de masse ne l’était pas. Un verrou est brisé dans le monde arabe, dont il faut prendre acte lucidement, sans naïveté. Ce qui implique d’éviter tant l’idéalisme et l’optimisme béats de ceux qui sont aveugles aux manœuvres politiciennes que la paranoïa conspirationniste de ceux qui ne font plus confiance à la capacité des humains à rester sujets de leur Histoire. Des peuples ont montré qu’il était possible de déloger des dictateurs sans armes, par la force du nombre, dans une attitude pacifiste et positive : il y a quelque chose d’irréversible dans ces événements.

Le moment est historique, comme le sont les perspectives de sortir de l’époque des dictatures. Rien n’est joué, ces soulèvements ne sont pas encore des révolutions. De la Tunisie au Yémen, en passant par l’Égypte, la Libye, la Syrie, Bahreïn, rien n’est acquis : les processus démocratiques sont embryonnaires, la sécurité fragile et les armées toujours puissantes et aux aguets. Nul ne peut prédire l’avenir, et les tensions qui ont suivi les soulèvements, en Tunisie comme en Égypte, prouvent qu’il faudra encore du temps pour tourner le dos au passé et donner naissance à des sociétés ouvertes, pluralistes et démocratiques. Encore faudra-t-il que les acteurs desdites sociétés regardent les vrais défis en face et ne tombent pas, par exemple, dans le piège de la polarisation autour de débats stériles entre « laïques » et « islamistes ». Certes, il est des questions à clarifier sur le fond : nature de l’État, rôle de la référence religieuse, principes fondateurs de l’égalité des droits entre citoyens, notamment entre les femmes et les hommes, etc. Elles ne doivent pas réduire la discussion à la confrontation de deux approches respectivement en crise, comme cet ouvrage s’efforce de le montrer.

Déterminer les vrais enjeux, fixer des moyens et des priorités relatifs aux réformes sociales et politiques, accompagner l’émergence d’une vraie société civile, tels sont les chantiers qui attendent les intellectuels et les politiques, loin des débats tronqués et paralysants. C’est ce renouveau de fond, radical, que nous appelons de nos vœux, à l’heure où l’Anmo devient l’objet d’innombrables convoitises, pour des raisons tant économiques que géostratégiques.

L’heure est venue de cesser de blâmer l’Occident pour la colonisation et l’impérialisme du passé, ou encore pour les velléités de manipulation et de mainmise du présent. Les sociétés civiles arabo-musulmanes doivent se libérer de cette posture victimaire et se réconcilier avec le cours de l’Histoire, que des millions de femmes et d’hommes ont accéléré en descendant massivement dans la rue. C’est une responsabilité historique : il importe d’être lucide sur les enjeux, averti quant aux manipulations et toujours déterminé à réaliser les réformes qui s’imposent avec la participation des citoyennes et des citoyens de toutes classes sociales et de tous horizons religieux et culturels.

Ces soulèvements ont ouvert de multiples perspectives : rien n’est encore joué. Des choix s’imposent désormais. L’ancien couple « Islam et Occident » laisse désormais la place à des relations multipolaires où le Sud, l’Orient et l’Asie jouent un rôle original. Celui-ci est intéressant, même s’il n’est pas une garantie de plus de justice et de plus de démocratie.

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